" MARIE BATAILLE auteur littérature jeunesse, livres pour enfants, presse, roman feuilleton: août 2013

ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 30



Semaine 30 

J'étais allé et venu dans mes vies parallèles mais Guillaume ne s'était rendu compte de rien. D'ailleurs personne ne se rendait jamais compte de rien. Guillaume restait peu dans l'appartement de sa mère, sauf le matin où il trainassait en prenant son petit déjeuner. Il me caressait machinalement en buvant son café et en pianotant sur le clavier de son ordinateur. Mameth finit par rentrer, un soir vers dix huit heures.
J'étais seul et je fus content de la revoir. Elle me caressa comme elle seule savait le faire de façon à la fois douce et énergique, de sa main au toucher indéfini, autant masculin que féminin.
- Oh mon Lucien, tu m'as manqué! Tu m'as manqué... Je t'aurais bien amené mais le voyage jusqu'à Mallorca est si long. Le retour surtout, avec l'autoroute pleine comme un oeuf, alors que tu t'es déjà farci sept cent cinquante kilomètres... Je suis claquée. Evidemment Guillaume n'est pas là pour faire un bon thé chaud à sa Mameth... Tu parles ! Se souvient-il seulement que c'est aujourd'hui que je rentre ?...
Mamethse prépara un thé et s'installa à la table de la cuisine devant une tasse fumante. Elle sortit de son sac une chemise cartonnée rose délavée où s'entassaient plusieurs centaines de feuillets.
- Mon oeuvre, Lucien. Il est temps de la sortir du tiroir et de trouver un éditeur. A part ça, que des mauvaises nouvelles. La Luppa va finir commeun petit vieux gâteux, la cervelle mollasse comme de la compote, et le mariage de Chloé qui plane au dessus de nos têtes comme un orage et qui me terrifie. J'avais bien juré que je ne retournerai jamais en Grèce... J'y ai laissé quelque chose d'obscur, de pas net, une malédiction, un
truc comme ça... Tu comprends, toi, ce que je veux dire ?
Je ronronnais. Heureux de retrouver les discours décousus de Mameth, son sens particulier de la réalité, sa totale liberté de penser. On entendit soudain une clé s'introduire dans la serrure et Guillaume de La Luppa entra le sourire aux lèvres.
- Ah, fiston, j'ai cru que tu ne te rappelais plus que je revenais aujourd'hui ! Comment vas tu ?
- Très bien. Alzheimer c'est pas moi, c'est papa ! Bien sûr que je me souvenais. Alors... t'es au courant pour papa ?
- Ben oui. Il m'a appelée. Ca m'a fichu un coup. Je suppose que c'est pour ça qu'il est parti s'installer dans son couvent espagnol il y a deux ans. Il devait déjà savoir ou pressentir quelque chose. Il ne me voulait surtout pas comme garde-malade...
- Et il a bien raison! Coupa Guillaume en rigolant. Hein, il a bien raison ?
- Il a raison. Mais le truc qui me scie toujours c'est le mariage de ta soeur.
Guillaume aperçut le dossier rose.
- Qu'est ce c'est ? Un acte de vente ? Un manuscrit découvert à Mallorca ?
- Exactement! Un roman que j'ai écrit il y a une trentaine d'années.
- Je le lis si tu veux et je te donne mon avis ? Si c'est pas trop ringard je te donnerai le numéro de téléphone d'une copine qui est directrice de collection aux éditions Arthus.
- Je n'avais pas prévu les choses comme ça mais pourquoi pas. Après tout... Que tu le lises maintenant ou quand il sera en vente sur la table d'un libraire c'est kif-kif, non ?
Puisqu'on en est aux révélations, figure toi que je risque de partir au Japon ?...Mais j'hésite...
- Ah.... Oui c'est pour une histoire un peu compliquée....
Le téléphone de Guillaume sonna. Il répondit et quand la communication fut
terminée, il demanda à Mameth si elle était libre pour le dîner.
- Ben oui, mon petit. J'ai pas vraiment prévu de me retrouver ce soir en tablier de cuisine devant les fourneaux... Si tu m'invites...
- Vingt et une heure chez l'Italien des Ternes. Je dois repartir pour un rendez-vous important. Je te reparlerai du Japon.
Mameth but sa troisième tasse de thé et vida la théière. Elle avait des enfants voyageurs, un mari infidèle et voyageur, des parents voyageurs.
Elle, elle aurait voulu naître et vivre comme sa soeur Ursule à Mallorca, vivre entre une place, une église et un pont. Pas au Vietnam. Pas en Suède. Pas en Bolivie. Mameth n'avait jamais réussi à être celle qu'elle avait souhaité devenir. Elle n'y était parvenue qu'une seule fois. 
Lorsqu'elle s'était enfermée pour écrire les feuillets qui dormaient dans la chemise rose. Cette fois là, Mameth avait été Mameth.



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Arbalivres 2013


Les aventures de Ronrono Chapati sont faites maison,
exclusivement avec des produits frais...

Cette semaine j'ai du mitonner d'autres mixtures 
à cause d'Arbalivres...

A la semaine prochaine, amis lecteurs
 pour de nouvelles aventures... 


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ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 29


Semaine 29

La porte de la cave s'était ouverte tôt le matin. Comme à chaque fois n'apparaissaient que deux jambes fines et nues, ce jour là chaussées d'élégantes pantoufles roses, brodées. La même voix glaçante donna ses ordres. Je filai sous le lit sans demander mon reste :
- Arrive ici. C'est l'heure de te préparer pour l'école.
L'enfant recroquevillé sur le côté ne bougea pas. La voix siffla plus fort et plus énergiquement encore.
- Tu te secoues oui ou non ?...
- Gare à toi,Sébastien, si tu me fais descendre !


Sur le lit en fer, rien ne bougea. Les pantoufles s'avancèrent sur les premières marches et après un bref arrêt se mirent à dévaler l'escalier laissant apparaitre une jeune femme blonde, les cheveux attachés en chignon banane. Elle portait un peignoir en éponge de la même couleur que les pantoufles. Je m'étais coincé entre le mur et le lit mais il n'y avait aucunechance pour qu'elle m'aperçoive. A part le coin de l'établi éclairé par le rayon de lumière venu de la petite fenêtre grillagée au ras de la pelouse du jardin, le reste de la cave était assez obscur. La femme blonde était soignée et jolie. Les ongles longs de ses mains étaient vernis de rouge vif. Je les vis lorsqu'elle agrippa les cheveux de l'enfant pour lui secouer la tête. L'enfant sursauta et s'assit. La femme le gifla et la gifle cingla le visage encore endormi.
- T'es sourd, en plus ?.. Ca fait une heure que je t'appelle !... Tu veux partir à l'école le ventre vide... Tu sais très bien que j'ai horreur de descendre dans ce trou à rat !... Tu le sais très bien, tu faisais semblant de dormir, hein ? Cette gifle, encore une que t'as pas volée !


L'enfant se leva sans rien dire et suivit la femme dans l'escalier. Arrivée en haut, elle ouvrit la porte et l'enfant la referma derrière lui.
C'est ce jour là que je compris. Les insultes répétées, la gifle administrée avec violence, la mauvaise foi apparente de cette femme, tout indiquait que l'enfant était un souffre-douleur. Je me sentis très triste pour lui et moi qui commençait à guetter avec bonheur les arrivées de l'enfant dans la cave, je me mis aussitôt à souhaiter ardemment ne plus l'y revoir. Ne plus le revoir. Que les choses s'arrangent pour lui, qu'il ne soit plus puni. Je ne voulais plus le voir. Plus le voir pour la simple raison que maintenant que j'avais deviné, je me sentais honteux de ne rien pouvoir faire et
d'assister à ces tortures. J'aurais voulu n'avoir jamais mis les pieds dans cette cave. Je repensais évidemment à Ronrono et à ses mises en garde. Il m'avait prévenu que ce qui m'attendait dans cette maison n'était pas facile. Partir, fuir loin de ce quartier, serait une preuve de lâcheté et de désobéissance.
N'empêche que ma première idée, ce matin là, fut de ficher le camp immédiatement par le soupirail entrouvert. C'est ce que je fis. Dans la rue, je me sentis enfin soulagé. L'eau du caniveau me parut délicieuse et les détritus de la première poubelle savoureux. Je passai ma journée deux rues plus loin, au pied d'un arbre, dans le
jardin d'une maison aux volets clos. Quand le soir commença à tomber, la peur se mit à me serrer les boyaux. Je ne voulais plus voir le visage triste de l'enfant battu. Je ne pouvais pas. Je sentais tous mes poils se hérisser à cette évocation. Je zonais
jusque tard dans la nuit et j'espérais que l'enfant n'avait pas été poussé dans la cave. En même temps que je luttais de toute mes forces à l'idée que l'enfant puisse giser seul sur le sommier en fer, la voix de Ronrono m'invitait à être courageux. Je ne devais
pas abandonner l'enfant. Je devais aller voir, je devais lui tenir compagnie, je devais lui adoucir la vie. Je finis par m'approcher du soupirail. Et je le vis, assis sur le petit lit, l'air perdu et misérable. Ronrono me parla clairement d'où il était :
- Lucien, tu n'es pas un chat ordinaire, n'est ce pas ? Alors va sauver cet enfant.
- Mais maître comment ? Comment ?
- Trouve, Lucien, cherche, invente !

Je me suis donc faufilé par la petite fenêtre. L'enfant m'entendit sauter sur la terre battue et murmura:
- Le chat ! Viens le chat ! Oh, viens s'il te plait...
- J'arrive, l'enfant.
Et à ma grande surprise l'enfant répondit :
- Je m'appelle Sébastien.. Toi, je t'appellerai le Chat.
- Ok, Sébastien.

En montant sur le lit, je vis que l'enfant portait un pansement sur
l'arcade sourcilière.
- Ils ont dit aux Urgences que j'étais tombé de vélo. Mais c'est pas vrai. C'est le mari de ma mère qui m'a cogné. Et pour que je dise pas la vérité à ma maîtresse ils m'ont encore donné de la cave. Mais un jour je me sauverai et je dirai tout à mon école.
- Oui Sébastien, un jour, tu seras libre.
- Mais peut-être aussi que je serai mort avant.
- Non, non! Pas tant que je veillerai sur toi.
- Où est ce qu'on va quand on est mort, le Chat ? Est ce qu'on retrouve son vrai papa ?
- Absolument, Sébastien. Nous les chats quand nous mourons, il se passe des choses étranges. Notre âme, notre esprit si tu préfères, met un jour à quitter notre corps puis s'envole au dessus des maisons. Si le chat qui est mort a aimé sa maison, son âme se pose sur le toit de cette maison pendant le jour, et la nuit, l'âme descend par la cheminée et peut se promener à sa guise dans l'ancienne maison sans déranger personne. L'été on préfère souvent se promener dans le jardin s'il y en a un autour de la maison. Si on n'aimait pas notre maison, ou si elle est démolie, ou je ne sais quoi d'autre, on erre dans le ciel jusqu'à ce qu'on en trouve une qui nous plaise. On peut en essayer plusieurs et surtout on peut être plusieurs âmes de chat sur un même toit.
- Crois tu que ça soit pareil pour les humains?
- C'est possible... A vrai dire je n'en sais rien... Mais tu sais Sébastien, ceux qui ont aimé les chats peuvent être hébergés aux paradis des chats.
- C'est quoi le paradis des chats?

L'enfant s'était allongé et j'étais contre lui. On se tenait chaud. Quand j'allais commencer à raconter la suite de mon histoire, l'enfant me caressa et ferma les yeux. Il demanda :
- Tu seras toujours mon ami, le Chat ?
- Oui, répondis-je. Toujours.

L'enfant s'endormit. Son front était lisse et ses lèvres souriaient un peu.
Il me sembla voir l'ombre de Ronrono quitter la cave en passant à travers le mur. Un souffle d'air me rapporta sa voix :
- Tu vois, Lucien, c'était pas si difficile que ça ...



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ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 28



Chapitre 28

Une nuit que je dormais je ne sais plus où ni chez qui, Ronrono Chapati arriva près de moi. Les murs autour de nous tombèrent comme des châteaux de cartes, laissant le ciel et les étoiles envahir tout l'espace. Soudain nous étions dans l'espace, noir, silencieux, immense, la ville en pointillé lumineux au dessous de nous. Ronrono me demanda de le suivre sur le fil invisible qui nous servait de route et nous empêchait de tomber.

- Ca fait longtemps que nous ne nous étions pas vu, Lucien, dit Ronrono tout en continuant d'avancer, sans se retourner...
- Comment ça va ?
- Je vais bien Ronrono, je vais bien.
- Comment va le petit de la cave ?
- Nous avons fait connaissance et je crois que maintenant il n'a plus peur de moi... Drôles de gens qui vivent au dessus de cette cave...
- Oui. Un jour, il te faudra leur donner une leçon, une bonne leçon...
- Une leçon de quoi, Ronrono ?
- Une leçon. Tu comprendras plus tard.
- Sais tu où nous allons Ronrono ?
- Oui nous retournons chez moi, en Inde, près de Calcutta.
La route fut longue, sans manger ni boire, d'étoile en étoile, dans la ouate de la voie lactée. Ronrono ne parlait pas beaucoup sans doute pour s'économiser. Quand le ciel perdit de sa noirceur, Ronrono se retourna et m'annonça que nous touchions au but.
On entra dans une luxueuse villa. Le jour se levait à peine et déjà un jardinier ratissait le tapis vert de la pelouse tondue à ras, pendant qu'une femme en sari nettoyait la véranda. Une autre arriva en portant des plateaux de vaisselle pour le petit déjeuner et dressa la table. Elle disposa sur une nappe blanche deux couverts et deux tasses de porcelaine finement décorées, un bouquet de fleurs et deux serviettes brodées.
- Nous voilà enfin chez moi, Lucien.
- C'est somptueux, Ronrono ! Pourquoi n'y restes tu pas tranquillement installé. Pourquoi courir le monde à t'occuper de chat comme moi ?
- Parce que ce qui compte, ce n'est d'où nous venouns mais qui nous sommes et la communauté des chats a besoin de passeurs comme moi. - Un jour à ton tour, tu le deviendras, Lucien. Tu seras le passeur d'une autre vie que la tienne et tu verras que c'est bien plus intéréssant que de se prélasser sur des coussins de soie.

On partit à la cuisine et une domestique nous servit de l'eau et des restes de viandes de poulet. Ensuite on retourna sous la véranda somnoler.
Un homme élégant en costume trois pièces et délicatement parfumé arriva et s'installa. Il alla vers le canapé où nous nous étions allongés.
- Mon cher Ronrono ! Te revoilà ! Qui est cet olibrius de petite envergure ?
Ronrono se leva et s'étira. C'est vrai, à côté de moi, on aurait presque dit un léopard.
- Ta taille et ta présence m'étonneront toujours.

Ronrono se laissa caresser. Une femme entra. Elle était jeune et portait une magnifique couronne de cheveux courts bouclés et roux. Elle s'exclama radieuse :
- Revoilà Ronrono ! Quel bonheur !
- Il n'est pas seul, Chloé, regarde, il est venu avec un ami.
Chloé, s'approcha de nous, caressa Ronrono et dit en me passant la main entre les oreilles :
- Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression de le connaître.

Moi, je la connaissais très bien même si je ne l'avais jamais vu. C'était la fille de Mameth. La jeune femme qui avait signé mon destin.


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ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 27


 


Semaine 27

Certaines nuits, je restais au couvent des moines, loin d'Onaké, dans la chambre où La Salles avait été installé. Il arrivait que La Salles se réveille en pleine nuit et ma présence sur son lit le rassurait. Je m'approchais jusqu'à ce qu'il puisse me caresser et ça nous faisait du bien à tous les deux.
Les matins pairs de la semaine, le jeune grand moine qui avait sauvé Onaké de la noyade sortait La Salles du lit et le portait dans ses bras jusqu'à la forêt de bambous, au dessus du lac, où coulait une source chaude. Au pied de la source l'eau était recueillie dans une petite baignoire de galets polis. Le moine Giu y déposait le corps malade et ensuite le frictionnait vigoureusement avec des branches de plantes sauvages qu'il avait ramenées dans son sac.
La Salles ne se plaignait jamais. Depuis qu'il était arrivé, il s'en était remis aux bons soins des moines du couvent qui appliquaient une médecine très différente des méthodes occidentales. Bien sûr, La Salles continuait à prendre les médicaments prescrits par les docteurs de l'hôpital, mais il buvait aussi sans rechigner les potions concoctées par le moine Giu. De toute façon, Giu ne parlait pas anglais et La Salles ne parlait pas japonais. Grâce aux mixtures du couvent, François de La Salle prenait
moins de morphine. Moitié moins. Il profitait davantage des journées qu'il avait à vivre.
Onaké venait le voir certains après-midi et parfois c'était lui qui rendait visite à la pianiste, accompagné par Giu. Elle lui parlait souvent de son travail. Il lui parlait souvent de son amoureux vénitien mort noyé dans la lagune après une stupide
collision entre deux bateaux. Il lui racontait comment une vie heureuse avait basculé d'un coup. Comment on regrettait de ne pas en avoir assez profité. Une fois déjà, Onaké avait interprété au piano le premier mouvement de son concerto. La Salles avait écouté assis dans les coussins près de la cheminée en fermant les yeux. Quand il les avait réouverts, ils étaient brillants de larmes contenues et il hochait la tête en souriant.
- J'espère que tu vas travailler assez vite pour que je puisse entendre la fin. C'est une oeuvre maîtresse qui pointe son nez, Onaké. Si rien ne t'arrête, ça sera une oeuvre maîtresse, je t'assure...
- N'exagérons pas ! S'écriait Onaké rouge de plaisir comme une enfant qu'on complimente. Tu exagères ! Ce n'est pas classique, certes, mais ce n'est pas renversant non plus... Je tiens un fil, François, juste un fil !
- Alors tiens le bien !

Il arrivait que La Salles ait la force de rentrer au couvent à pieds. Il marchait lentement à côté de Giu qui avançait à son rythme. Il traversait le petit bois de hêtres et de ginkos qui s'étirait le long du chemin de terre qui séparait la maison d'Onaké du couvent. Je connaissais ce chemin par coeur. Le matin quand La Salles se réveillait et partait déjeuner au réfectoire ou prendre son bain, je me faufilais pour retrouver la maison. Je sautais sur le rebord de la fenêtre et je tambourinai au carreau jusqu'à ce qu'Onaké vienne m'ouvrir. Le soir je regagnais le couvent pour être près du malade et éloigner les ombres du mal autant que je pouvais.
Une après-midi, en revenant de chez Onaké, La Salles eut besoin de s'asseoir contre un arbre. Il tremblait de fièvre et dégoulinait de sueur. Ses grosses lunettes à la monture ronde et noire glissaient de son nez. Giu s'accroupit près de lui, lui retira les lunettes, l'allongea et s'assit. Il prit ensuite la tête de François La Salles sur ses cuisses et l'épongea avec un linge qu'il sortit de sa besace. Giu, se mit alors à chanter doucement. Le chant qui sortit de sa bouche fut "Sole mio". La Salles surpris et ahuri voulut se redresser brutalement mais Giu appuya fermement sur sa poitrine et
l'en empêcha. Comment ce jeune moine qui n'avait jamais quitté la campagne et les forêts au dessus de Kyoto pouvait-il connaîtreet chanter si suavement "Sole mio". François ferma les yeux. Il avait peut-être un malaise particulier qui lui provoquait des hallucinations.
Mieux valait ne pas lutter. Ca ne servait à rien d'avoir peur de partir vers les limbes. Il se laissa aller et revit ce jour de Juillet 87 àVenise, sur le vaporetto qui venait de quitter la station de la Salute en direction du Lido. Il était autour de vingt et une heure. Le bateau était presque vide. Il fila vers l'arrière pour voyager assis à l'air
libre. Il y avait un homme seul, de son âge, qui lisait le journal. Il lui fit un signe de tête pour le saluer puis releva quelques secondes plus tard, une seconde fois la tête du journal, en souriant.
- Français n'est ce pas ?demanda l'homme en chemise blanche
- Oui... ça se voit tant que ça ?
- Pas mal !... mais c'est un compliment.
L'homme italien parlait presque sans accent.
Quand ils débarquèrent au Lido, François le suivit au restaurant où il avait ses habitudes. Quand ils entrèrent et que l'homme à la chemise blanche et aux cheveux noirs et épais le pressa délicatement à l'épaule pour qu'il avance, il y avait en sourdine, une petite musique de fond et c'était Rugiero Raimondi qui chantait "Sole mio".
- Giu! Com....
Giu posa sa main sur la bouche de La Salles et se tut. La chanson était finie. Giu retira sa main et aida François à se relever. Il lui chaussa les lunettes sur le nez et lui sourit fièrement. Alors, La Salle osa faire ce qu'il n'avait jamais osé durant les promenades. Il s'appuya sur l'épaule solide de Giu pour avancer. Comme autrefois sur l'épaule de
l'homme à la chemise blanche.




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