Semaine 65
Chloé avait laissé courir le
temps qui avait arrondi peu à peu son ventre. Elle n'était pas allé
à l'enterrement de son père, n'avait pas revu son frère depuis des
semaines, ni sa mère. Elle était recroquevillée dans son île
comme une larve dans un cocon. Yannis s'occupait d'elle discrètement
mais efficacement. Il lui avait vivement déconseillé de se rendre
chez lui. Alors, le soir il restait au camping sous l'olivier
centenaire qui bordait le quai du petit port et il attendait Chloé.
Yannis vidait lentement une petite bouteille de vin blanc retsiné et
il préparait pour sa protégée un jus de pêche crémeux dans un
grand verre rempli de glaçon.
L'été commençait à se défaire et
le camping derrière eux était moins bruyant. Les nuits
fraichissaient et Chloé se demandait quand lui viendrait l'envie de
partir. Mais où aller ? L'Inde allait lui manquer, rien jamais ne
remplacerait ce pays. Paris lui paraissait bien trop sage et formel
sans compter que sa mère y vivait et que ça rendait cette ville peu
accueillante.
Avant l'Inde, Chloé avait vécu au Canada et elle se
demandait si retourner à Vancouver n'était pas la solution. Ca
serait un bon endroit pour y élever un enfant. Mais elle se disait
en même temps qu'un enfant dont le père est mort et les
grands-parents paternels peu désireux de le reconnaître, avait
besoin des quelques membres de la famille qui lui restait : sa
grand-mère Mameth et son oncle Guillaume. Chloé n'avait nullement la
prétention de lui suffire. Elle se confiait à Yannis qui en
connaissait un rayon question solitude. Il allait dans son sens et
recommandait à Chloé de ne pas rester seule avec son enfant, de
s'installer à Paris.
Ces soirées devenaient
essentielles pour Chloé. Elle les attendait avec une impatience
enfantine. Il lui tardait que le soleil décline sur la plage pour
finir par plonger dans l'eau en emportant la clarté du jour. Elle se
dépêchait alors de rassembler ses affaires et filait retrouver
Yannis dans la petite cuisine vétuste qui avait servi autrefois.
Quand elle arrivait, l'employé yougoslave et les deux jeunes
albanaises qui le secondaient partaient s'installer dans la nouvelle
batisse qui répondait aux critères d'hygiène européen et
alimentait le snack du camping du matin jusqu'à minuit. Dans la
vieille cuisine éclairée par une ampoule qui envoyait une lumière
jaunasse, Yannis préparait une omelette, grillait des cotelettes, ou
réchauffait un ragout de mouton aux aubergines et au pois. Le pain
grec était un délice. Chloé s'installait et se faisait servir.
Elle n'avait rien fait de ses journées, qu'attendre ce moment là.
Elle se demandait comment cela était possible, comment elle avait pu
passer des journées harassantes et nerveuses de Calcutta, à cette
nonchalance. Elle pensait que c'était sa grossesse et tous les
événements traumatisants de ces derniers mois qui la plongeait dans
cette inaction et l'abandon d'une introspection exigente.
Un soir quand elle poussa
la porte de la vieille cuisine, seul le Yougoslave était là, debout
près de la fenêtre, le cendrier dans une main et la cigarette à la
bouche. Quand il vit entrer Chloé, il écrasa sa cigarette et lui
dit de s'asseoir. Il lui expliqua dans un anglais approximatif
que Yannis avait eu un malaise et qu'il avait dû le conduire dans la
matinée chez le médecin. Il avait conseillé du repos à son
patron. Yannis était chez lui. Il lui conseillait de revenir demain
pour prendre des nouvelles. Quand Chloé sortit du camping, une
grande angoisse s'empara d'elle. Peut-être que si elle n'avait pas
été enceinte elle aurait bouclé son sac, prit le bac pour
rejoindre un bateau de nuit vers Pireus, sur l'île d'en face. Là,
elle se sentait tout simplement perdue, incapable de regagner sa
chambre et d'y passer la nuit, incapable aussi de fuir. Une idée
obsédante l'accapara entièrement: il fallait qu'elle voit Yannis,
qu'elle sache comment il allait. Ca ne pouvait pas attendre. Chloé
retourna sur ses pas et retrouva le yougoslave dans la grande
cuisine, avec les deux employées. Elle lui fit signe de sortir et
une fois dehors le questionna:
- Où habite Yannis exactement?
- En haut du village, mais c'est pas une bonne idée d'y aller, mademoiselle.
- Il faut m'y conduire.
- Le patron va me renvoyer si je désobéis. Vous ne devez pas aller chez lui. Ce n'est pas bien pour une demoiselle.
- Je m'en fiche... emmenez moi, sinon je vais me renseigner ailleurs au village et ça sera pire, non ?
Le
gars réfléchit sans bouger puis dit :
- Je l'appelle.
- Non, rangez ce téléphone. Je dirai que c'est moi qui vous ai obligé. Il ne vous arrivera rien, croyez moi.
Le
yougoslave partit en direction de sa moto garée derrière les
batiments en lui faisant signe de le suivre. Chloé lui emboita le
pas. Dix minutes plus tard, la moto s'immobilisa devant la porte
d'entrée de Yannis Pantapoulos, devant une maison étroite au rez de
chaussée éclairé et un escalier extérieur qui conduisait à
l'étage.
- Merci ! dit Chloé en tapant sur l'épaule du yougoslave. Merci beaucoup.
La
moto redémarra aussi sec. Chloé poussa la porte sans hésiter.
Yannis était attablé, torse nu, les yeux fermés, la tête inclinée
en arrière. Il me caressait machinalement en disant :
- Mon pauvre Bradpitt, ton maître ne sait plus où il va. La boucle est bouclée. Je vais payer et mourir.
et toujours 4 e books disponibles:
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire