" MARIE BATAILLE auteur littérature jeunesse, livres pour enfants, presse, roman feuilleton: mai 2013

ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 17


Semaine 17

Onaké et moi menions une existence paisible près du monastère des moines, dans la petite maison de bois. Pour moi, surtout, la vie était merveilleuse. Onaké passait beaucoup de temps devant son piano. Elle ne me voyait plus. Elle pouvait rester absorbée des heures sur le clavier.
Dehors, la prairie, le verger des moines, puis la forêt qui habillait le versant des collines étaient des promenades et des lieux de découvertes formidables pour moi. Je reniflais le bon air, le parfum des érables, des ginkgos et des chênes. Au printemps, le verger s'était poudré de fleurs blanches et roses qui s'effeuillèrent ensuite dans le vent. Je regardais tomber les pétales, émerveillé. J'aurais voulu pouvoir les attraper tous. Faute de pouvoir le faire je me roulais souvent  dans l'herbe recouverte par endroit de ce tapis doux comme de la soie.
L'été se passa. Onaké partait se baigner tôt le matin dans le petit lac qui se trouvait derrière la première colline, pas loin du couvent. Elle ne le savait pas mais elle dérangeait chaque fois un moine qui faisait sa prière, de l'autre côté, caché par deux mélèzes et un amas de grosse pierres polies. Elle enlevait son jean, son tee-shirt, son
slip et son soutien-gorge et rentrait dans l'eau rouge ferrugineuse. Je gardais ses affaires en m'installant sur son pantalon qu'elle déposait sur une des pierres plates qui formaient une étroite plage d'où on rentrait plus facilement dans l'eau que partout ailleurs autour du lac.
L'automne incendia ensuite les forêts. Kitashiba prenait grand soin de nous depuis que nous étions arrivés. Il nous apportait de quoi manger, des repas sobres mais excellents. J'avais de copieuses parts qui étaient sans doute les restes du repas des moines. Kitashiba me caressait toujours en arrivant et en repartant. Je sentais qu'il aimait beaucoup les chats. Un soir, Onaké, l'invita à dîner avec nous et quand arriva la fin du repas, elle se mit au piano et annonça qu'elle allait jouer pour nous le premier mouvement du concerto de Gio. Kitashiba s'assit en tailleur, le dos au piano et me prit contre lui en me caressant. Une mélodie, une plainte élégante, sortit du coffre de l'instrument. Quelque chose pareil au ruban de satin qui se désenroulait, comme tombaient en virevoltant les pétales des cerisiers, des pruniers et des pêchers du jardin des moines. Quelque chose de lent et de léger, porté par l'air un peu froid de l'automne, des accords qui avaient la démarche d'Onaké, sa délicatesse quand elle pénétrait dans l'eau du lac. Quand Onaké s'arrêta de jouer et referma le rabat sur le clavier, Kitashiba se retourna les larmes aux yeux. Il se leva et dit :
- Ton père serait fier de toi Onaké. Ta musique m'a enchanté le coeur et l'esprit. On
dirait que tu es la soeur jumelle de Gio. Bien sûr, je ne l'ai pas connue mais quand j'entends ta musique, je sais qu'elle accompagne son âme qui plane sur notre monastère. C'est une évidence.
- Merci mon oncle. Dis Onaké. Merci mille fois de ce compliment qui va m'aider à poursuivre mon travail.

L'automne s'installa autour de la maison et les baignades d'Onaké n'étaient plus si tôt le matin. Elle attendait que le soleil chauffe les pierres avant de fondre dans l'eau qui devenait fraîche. Mais un matin qui suivit une courte nuit car Onaké avait beaucoup travaillé, un drame arriva. Elle rentra dans l'eau, et lorsqu'elle eut de l'eau jusqu'au ventre Onaké se mit à tituber ce qui n'arrivait jamais. Et puis
brusquement ses genoux fléchirent et elle glissa et disparut sous l'eau.Je me mis à miauler et feuler comme un fauve, à courir sur les pierres, à l'appeler de toutes mes forces pour qu'elle remonte vers la surface. Je vis sortir le moine prieur et je le vis courir vers la plage où venait de disparaitre Onaké.
Il rentra dans l'eau, plongea et remonta le visage d'Onaké vers la surface. Elle était pâle comme la mort. Il la porta sur les cailloux plats, écrasa sa poitrine et mit de l'air dans sa bouche. Onaké finit par tousser, cracher et gémir. Le moine la serra contre lui, lui frictionnant vigoureusement les jambes, les bras et le ventre. Enfin Onaké ouvrit les yeux et murmura mon nom:
- Petit-Prince. J'ai failli ne plus te revoir jamais.
Elle regarda ensuite le moine et lui dit doucement:
-Merci. Un malaise... je ne sais pas ce qui m'a pris. D'où sortez-vous?
- Je suis là tous les matins. Pour prier et pour vous surveiller. Ainsi le veut Kitashiba.
Onaké commençait à retrouver toute sa conscience. Elle regarda le moine et vit enfin à quoi il ressemblait. Il était jeune, bien bâti, le crâne rasé. Les traits de son visage étaient délicats et fermes, comme sa musique.
Elle s'accrocha à son cou et posa ses lèvres sur celles du moine. Elle ferma les yeux. Il se leva en la soulevant et dit :
- Il faut rentrer, prévenir Kitashiba, faire du feu, vous sécher.
Elle ne répondit rien. Elle était épuisée. Elle avait failli se noyer. Je marchais dans les pas du moine. Il nous amena au monastère et un grand brouhaha agita toute la communauté dès que nous eûmes passé la porte.
Dans l'après-midi, Onaké voulut retourner dans sa maison. Kitashiba nous accompagna, alluma du feu, déroula le matelas et posa une marmite de soupe chaude près des flammes.
- Au moindre souci, envoie le chat.
- Le chat ? Demanda Onaké, mais voyons il ne....
- Si, si, répondit Kitashiba. Il saura très bien faire. J'ai eu l'occasion en le caressant de savoir que c'était un chat très intelligent et qui t'est très dévoué.
- Bon ! Se contenta de dire Onaké.
Elle avait le dos sévèrement meurtri par les cailloux de la plage du lac. Le jeune
moine l'avait écrasée pour lui faire du bouche à bouche et masser son coeur. Malgré les bandages posés autour de son buste enduit d'onguent d'Arnica, la douleur l'empêchait presque de respirer normalement. Elle se contenta de remuer la tête pour rassurer Kitashiba. Elle voulait ne plus rien entendre, fermer les yeux avec moi contre elle pour lui tenir chaud et compagnie.
Onaké mit quelques jours à se remettre. Elle fut soignée par les moines qui lui préparaient des décoctions de plantes pour soulager ses poumons. Le piano resta muet une semaine. Les jours avaient terriblement raccourci. Le vent balayait la forêt. Je sortais moins. La voix du vent dans les arbres était menaçante. Et puis un matin, Kitashiba frappa à la porte. Il tenait une lettre. Une lettre qui venait de loin. Kishiba s'inclina en la tendant à Onaké qui était encore meurtri par les séquelles de sa noyade.
- Je crois, Onaké que cette lettre n'est pas porteuse de bonnes nouvelles. Beaucoup de désespoir imprègne le papier de l'enveloppe. Si tu as besoin de moi, n'hésite pas... le chat, hein?

Onaké sourit faiblement. Le moine disparut. Onaké s'assit sur les marches de notre petite maison et déchira l'enveloppe avec soin. Ses yeux se promenèrent sur la feuille. Kishiba avait deviné juste.

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ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 16


Semaine 16

Mameth décida de rester plus longtemps que prévu à Mallorca. Elle appela Guillaume un matin et le surprit à moitié réveillé au dessus de son bol de café. Elle prétexta que le voyage pour arriver dans le sud avait été bien long et que rester si peu de temps ne valait pas le coup. Trop de fatigue pour pas grand-chose. Et puis maintenant qu'elle était là bas au calme ça ne lui disait trop rien de retrouver le tohu-bohu parisien.
Elle se ressourçait. Guillaume la rassura et lui dit que de rester rue des Remparts pour me nourrir ne le dérangeait pas du tout.
- Je passe très peu de temps dans l'appart avec Lucien mais il a l'air de très bien supporter la solitude... hein Lucien ?
J'ai léché une patte pour la passer autour d'une oreille ce qui voulait dire que je m'en accommodais. Mameth m'a soit disant dit quelque chose au téléphone mais je n'ai rien compris. J'ai deviné que c'étaient des paroles aimables. Mais les chats comprennent assez mal les téléphones.

Le fait est que Mameth n'était donc pas prête de revenir. J'allais apprendre à me morfondre des journées entières. Mais ce fut l'occasion inattendue de découvrir que le vasistas de la salle de bain surplombait une cour arborée et une belle pelouse rasée de frais. Dans cet espace vert, ça sentait terriblement bon le grand air et je restais des heures sur le rebord de la lucarne ouverte à rêver de campagne. Je me rendis alors compte qu'en fait de là, je pouvais rejoindre Mameth à Mallorca et si elle ne pouvait pas me voir, moi, j'étais mystérieusement transporté auprès d' elle et je ne perdais pas une miette de ce qu'elle faisait...
Dans le jardin de Mallorca, ça sentait le même bon air vif que sur l'aplomb de ma petite fenêtre. Ursule, la demi-soeur de Mameth n'arrêtait pas d'aller et venir ce qui provoquait parfois l'énervement de Mameth. Car Mameth, seule dans la grande maison familiale, rentrait dans les profondeurs de son existence passée et ne souhaitait pas être dérangée dans le labyrinthe de ses rêves. Elle n'était plus la même qu'à Paris. Ici, dans la maison des souvenirs, elle redevenait la lionne solitaire qu'elle avait toujours été et elle déterrait ses trophées de chasse. Quand elle s'asseyait dans le grand fauteuil à l'ossature de bambou vert foncé, elle sentait tout contre elle, comme la présence d'unange, sa mère disparue. Elle l'écoutait lui parler du marché de Cholon, de celui de Binh Tanh, du boulevard Pasteur et de la rue verdoyante derrière le consulat où la famille habitait jusqu'à sa naissance. Les origines de sa mère étaient restées et s'étaient perdues dans les dédales de Saïgon. Mallorca étaient la maison de la retraite, du repli, de l'exil éternel. Mameth s'épuisait vite maintenant à remuer ce passé déchirant. Elle ferma les yeux et le laissa redevenir immobile. Mais dans la rangée des grandes boîtes de nacre alignées sur l'étagère tarasbicotée en bois de palissandre, elle se souvint que la boîte au dragon contenait des photos bien plus récentes que celles de l'enfance en Asie. Elle se leva , saisit le petit coffre au dragon et vint se rasseoir dans le fauteuil. Il y avait des photos de jeunes-gens soixante-huitards, beaucoup de photos de voyages d'Italie et de la côte Adriatique, des photos d'Amérique du Sud et du Nord. Il y avait aussi des photos de La Luppa , au moment de leur rencontre, quelques années plus tard. Elle aimait celle où il posait devant la maison de Mallorca et où il ressemblait tellement à l'artiste avc un grand A. Il portait
une chemise à carreaux débraillée sur un jean et, au pied, une paire d'espadrilles. Son nez aquilin, son regard aigu et son visage découpé de façon anguleuse disait déjà qu'il ne serait pas un homme ordinaire.
Mameth se dit qu'elle l'avait aimé follement et que si très vite ils ne s'étaient plus supportés, ça n'avait au fond aucune importance. Il restait cette photo pour lui dire qu'elle avait eu la chance de rencontrer un jour un homme exceptionnel. Et puis elle sortit du lot, une photo d'elle qui l'a fit blémir. Elle était en Grèce, avec Laurette et Jean, tous les trois assis sur le rebord d'un muret, avec la mer derrière eux. Elle se souvint tout de suite de ce coin idylique, du camping et de Yannis. Elle farfouilla dans le tas et sortit la photo qu'elle cherchait. Elle et Yannis debout, se tenant par le cou, sur la petite digue qui avançait dans l'eau et où était amarée une barque.
Yannis aussi était un beau type. Un précurseur sans doute de La Luppa, le même genre. Terriblement masculin avec une tendresse mal contrôlée.
Mameth se souvint alors forcément de cette nuit où elle rentra ivre du village et où elle le trouva sur son chemin, trempée jusqu'à la moëlle à cause de l'orage qui s'était déversé sur l'île. Elle se demanda ce que ce Yannis avait bien pu devenir avec sa jolie petite femme fragile, toute vêtue de noir, les traits tirés par la fatigue, un deuil et la
présence de son bébé. Soudain, elle s'en voulait terriblement d' avoir dépossédé cette femme de son mari un soir de griserie. Elle n'y avait jamais pensé avec autant de force. Jamais elle ne s'était sentie aussi stupide et coupable. Elle chassa cette pensée étouffante et voulut se consoler en se disant que Yannis devait, comme elle, se faire vieux auprès de cette femme qui avait appris à se faire indispensable et s'était certainement affirmée. Mameth imagina Irina, plus mince qu'elle, ayant su garder ce port de tête si délicat et élégant qu'elle avait lorsqu'elle s'adresssait à quelqu'un. Pourquoi donc, aujourd'hui, Mameth se souvenait-elle tant de la femme de Yannis dont elle avait fait si peu de cas autrefois ? Yannis tout à coup, ne semblait avoir eu
aucune importance si ce n'est qu'il était marié. Mameth sentit alors, avec mépris, toute la légéreté de sa jeunesse débridée. Elle avait souffert et n'avait rien trouvé de mieux que de faire souffrir les autres. Comme une repentance, elle espérait maintenant que Yannis et sa femme soient devenus une famille unie, à l'abri des hordes de touristes que les années avaient déversées. Mameth espérait que son passage n'avait été qu'un grain de sable douloureux, vite digéré et amalgamé par la
force de la vie. Elle referma la boîte au dragon, ouvrit les persiennes, laissa entrer le soleil de fin d'après-midi et vit arriver Ursule avec des outils de jardin dans une main et son téléphone portable dans l'autre qu'elle brandissait comme une arme :
- J'ai eu ta fille au téléphone ! Parait-il que le tien répond pas... Attends je monte parce
que j'ai pas envie que tu dégringoles par la fenêtre... On est quand même une famille de branquignols !
- Oui c'est possible que la batterie soit à plat... Qu'est ce que tu mijotes encore?
La silhouette d'Ursule s'encadra rapidement dans l'embrasure de la porte. Elle n'entra pas dans la chambre et s'adressa de loin à sa soeur :
- Chloé se marie. En Inde. Avec un Indien.
- Ah oui ! Soupira Mameth qui venait à peine de sortir de ses aventures peu glorieuses.
- C'est tout l'effet que ça te fait ?... Tu vas pas me faire un infarctus ?
- Ben ça me fait l'effet d'une fille qui n'en a rien à tamponner de sa mère ! Voilà! Ca provoque des infarctus, ça ?
- Ah non! Tu ne vas pas recommencer....
- Non, au fond, je suis contente pour elle. C'est ce qui pouvait lui arriver de meilleur.... 

- T'as pas une bouteille de quelque chose au frais qu'on fête ça.
- Mais si...
- Eh ben va la chercher qu'on savoure ça, ici, dans le saint des saints !
Ursule redescendit. Mameth la regarda s'éloigner dans l'allée en souriant.
A Mallorca, les nouvelles tombaient comme des flèches empoisonnées mais la maison l'abritait de tout. 


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ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 15



Semaine 15

Ronrono Chapati vint me rendre visite dans l'appartement de Mameth, rue des Remparts. Mameth était partie à Mallorca, laissant la maison pareille à une coquille vide. Un lourd silence flottait dans chaque pièce, comme un gaz asphyxiant. Guillaume qui avait pris la place de Mameth était un garçon très occupé qui ne passait pas seulement son temps à draguer de belles étrangères russes mais qui donnait aussi des cours de japonais, de chinois et d'anglais à l'Ecole des Hautes Etudes
Commerciales pour gagner sa vie, quand il n'était pas interprète.
Autrement dit, il passait très peu de temps dans l'appartement avec moi. Une demi heure, le matin, au petit déjeuner, et quelques minutes, le soir très tard, quand il rentrait souvent imbibé d'effluves de parfums étranges, mélangés à des odeurs de tabac blond et d'alcool. Le jour où il était resté plus d'une demi journée dans les murs c'est la fois où son père lui avait rendu visite pour lui annoncer des nouvelles peu
réjouissantes.
Donc, je passais des heures à dormir, à bailler et à m'ennuyer. Dans mes songes, j'appelais Ronrono Chapati et ce dernier avait fini par m'entendre. Il était arrivé un après-midi pluvieux pendant que je somnolais sur la table de la cuisine d'où, de
temps en temps, je pouvais voir passer derrière la fenêtre des objets à plumes volants, tels que pigeons et corneilles. J'avais deviné un imperceptible craquement de plancher dans le couloir qui se déplaçait vers moi. Je n'avais pas bougé et avais seulement entrouvert une fente entre mes paupières. Ca me suffisait pour savoir à quel moment précis je devrais sauter sur la proie qui avançait vers la cuisine. A mon grand étonnement j'aperçus la haute stature de Ronrono Chapati venir vers moi.
Je me dressai sur mes pattes et osai à peine arrondir le dos devant mon maître vénéré.
- Bienvenue, cher Ronrono, quel bonheur de te revoir ? Chez qui vas tu m'envoyer ?
- Bonjour, Lucien, je ne te conduis chez personne, désolé. Tu dois rester ici quelque temps à te morfondre, mais la raison de cette solitude est que tu vas dans quelque temps affronter des réalités extrêmement perturbantes et douloureuses auxquelles tu dois être préparé. Comme d'habitude, je ne peux pas t'en dire davantage... En fait, je suis venu tout simplement te tenir compagnie. C'est aussi une des tâches qui
m'incombe.
- Quel bonheur d'entendre une chose pareille. Parfois, je me sens seul au monde au milieu des humains. Leur vie est incroyablement compliquée et j'aimerais retrouver ma mère et la simplicité des premiers jours de ma vie.
- Normal, Lucien, normal. C'est ce qui fait que tu es un animal à part, peu soumis et insaississable. Tu n'es pas totalement séduit par les hommes et tu rêves de les quitter un jour. Tu es un chat !
- Absolument, Ronrono, je suis cent pour cent chat... Etre comme toi un jour, voilà
mon rêve... mais je n'ai pas ta prestance et ton savoir !
- Ca viendra, ça viendra, Lucien. Ne t'inquiète pas. Les chats que l'on m'a confiés ont toujours été à la hauteur de leur destinée.
- Certes, mais moi, tu le sais, Ronrono, je ne suis pas d'une lignée extraordinaire. Je suis né dans une grange, à la campagne, sous des clapiers de lapins.
- Peu importe.
- Non, je n'aurai jamais ta démarche de prince.
- Tu auras ce que le destin met sur ta route et ce que tu sauras en faire. D'où crois tu que je viens?
- Des Indes, de chez un prince, tu me l'as dis! Tu vois bien que nos berceaux ne sont pas les mêmes.
- Au départ, mon histoire a plutôt mal commencé, tu sais.
- Raconte-moi, je n'attends que ça!
- En Inde, autrefois, il y avait un célèbre empereur moghol du nom de Shah Jahan qui aimait infiniment son épouse. Elle lui avait donné treize enfants quand un jour elle lui annonça qu'elle portait le quatorzième. Elle partit à la campagne se reposer quand une nuit, elle fut prise d'horribles douleurs, ne parvint pas à accoucher et mourut. On l'enterra dans un tombeau de terre rouge. Quand l'empereur désespéré arriva, il ne supporta pas l'idée de voir sa femme prisonnière de cette vulgaire glaise rougeâtre et ordonna la construction d'un mausolée merveilleux, à la hauteur de son amour, une construction que personne ne pourrait ignorer. A cette époque là, mon arrière grand-mère, était une chatte décharnée, affamée, qui rognait les rares déchets jetés derrière les cuisines. Elle vivait dans un village près duquel on construisait le mausolée. Quand le tombeau de marbre blanc fut terminé, elle était devenue très vieille et n'allait pas tarder à quitter le monde. Elle chercha longtemps un coin paisible pour s'éteindre et après une marche de quelques jours, elle arriva dans les jardins du mausolée. De somptueux jardins, aussi beaux que ceux dont on parle dans le Coran.
Elle pensa que c'était une belle mort pour une chatte si misérable. L'empereur était devenu un homme aux cheveux gris qui se tenait moins fièrement sur son cheval. Il venait souvent se rafraichir dans les jardins et parfois il s'isolait dans les murs du mausolée et parlait à sa femme disparue. Un soir où la tristesse l'étreignait
particulièrement, il vint prier dans le tombeau. La lumière commençait à quitter les murs. Quand il entra, il vit sur le sol de marbre tellementlustré qu'on croyait marcher sur l'eau, au milieu de la pièce, une petite chatte blanche au poil sale. Il s'approcha et se pencha sur elle.
Il n'avait pas le coeur en colère :
- Que fais tu là, pauvre bête ? Que fais tu dans la tombe de ma bien aimée? Demanda t-il à ma grand-mère chat.
- Je meurs, mon prince, je meurs, soupira la chatte.
- Non,hurla, l'empereur, je te l'interdis !... Je sais qui tu es. Tu es l'esprit de la reine Arjumand, mon épouse bien aimée. C'est elle qui t'envoie et tu ne peux pas mourir.
Mais la vieille petite chatte maigre s'en alla dans un soupir. L'empereur hurla de chagrin. Il revivait la mort de sa femme chérie. Il pleura toute la nuit et quand il
se réveilla au petit jour, il vit une chose incroyable. Près de la vieille chatte morte dormait une jeune chatte blanche. Cette chatte blanche, c'était la mère de ma mère et la fille de la chatte morte. La jeune chatte blanche avait cherché sa vieille mère malade et avait suivi sa trace jusqu'au mausolée.
Mais l'empereur vit là, un signe. Comme une résurrection. La reine sa bien aimée, était immortelle dans son tombeau blanc. A travers lui, elle ne mourrait jamais. Le souhait de l'empereur s'était réalisé. Le mausolée parlerait d'elle pour toujours. L'empereur sentit alors le terrible chagrin qui l'étreignait depuis de longues années quitter son âme. Son coeur retrouva la tranquillité. Il fit enterrer la vieille chatte dans les jardins, sous un amandier et fit amener la jeune chatte blanche dans son palais. Plus tard, quand ma mère naquit elle fut offerte au Maharadja de Mandalay... La suite,
Lucien, ça sera pour une prochaine fois. Il faut que je te laisse de nouveau à la solitude, mon ami.
Les jours suivants, je supportais beaucoup mieux le silence de l'appartement. Il me sembla que je me fortifiais et quand je me vis dans le miroir de l'armoire de Mameth, il m'apparut que j'étais devenu un chat à l'allure fière et déterminée. Il m'apparut que je commençais à ressembler un peu à mon maître et passeur Ronrono Chapati.


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ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 14


Semaine 14

Tout le temps qu'on était resté devant la tombe d'Irina et de Iorgos Pantapoulos, Yannis m'avait gardé contre lui, entre sa chemise à demi déboutonnée et son tricot de corps. Son coeur cognait fort, exprimant sans doute ce que taisait sa bouche. J'étais maintenant un gros chat mais je me ratatinais contre son ventre, empêché de glisser par son ceinturon de cuir. Je compris ce jour là que quelque chose de terrible s'était passé dans la vie de Pantapoulos, plusieurs années auparavant.

Lorsqu'on rentra dans la maison aux meubles sombres et cirés qui composaient la cuisine, le salon et la chambre de mon maître, le Brigadier, Onassis et Patte Blanche attendaient devant la porte, allongés comme trois sphinx miniatures, sur le petit perron de l'entrée.
- Allez, bougonna Yannis, à l'omelette !
Les trois chats s'engouffrèrent rapido, à peine la porte entrebaillée. Ils ne firent pas attention à moi. Mon régime de faveur, mes escapades avec le maître, tout ça ne les chagrinait pas. Ce qu'ils voulaient c'est être servis les premiers au moment des repas. Pantapoulos tourna l'interrupteur pour allumer la lumière au dessus du plan de travail, pressa la télécommande de la télé et sortit des oeufs du frigo. Il toussait plus fort et plus longtemps que d'habitude. Le vent s'était levé et on entendait claquer quelques volets mal attachés. Il répéta machinalement :
- A l'omelette... Ce soir omelette !

Yannis fit sa petite cuisine avec des oignons frits, le lait et le lard, servit les trois chats dans leur gamelles. La mienne était une petite assiette à dessert ébréchée qui restait toujours vide. Elle était juste là pour le décorum. Je les regardais manger. Je devais attendre mon tour, sur les genoux de Yannis. J'aurais aimé avoir mon assiette comme
eux. J'avais toujours l'impression d'être à part, un chat de passage, pas vraiment de la maison. Ce qui était, sans doute, une flatterie du point de vue humain, me semblait être en fait, pour un chat, une insulte. Je n'étais ni au rang des hommes ni à celui des animaux. J'étais pour Yannis Pantapoulos un être du troisième type.
Des bruits et une dispute arrivèrent de la rue. Une mère enguirlandait son fils qui
avait trop bu. A cette heure ci, le café de la place était éclairé comme une salle de bal et les vieux s'y retrouvaient pour boire l'ouzo et jouer au backgamon. Les plus jeunes descendaient au port pour siffler des bouteilles de bière au bar l'Antiqua qui ouvrait en fin de journée.
Yannis n'allait jamais nulle part et personne ne frappait jamais à sa porte. Quand il croisait quelqu'un dans la rue, les yeux se baissaient et marmonait un bref bonjour ou bonsoir. Les gars qui travaillaient, l'été, avec lui au camping, étaient des albanais et des macédoniens. Personne de l'île ne le cotoyait, même pas pour le business.
Ce soir là, Yannis ne débarrassa pas la table et se contenta de pousser plus loin son assiette. Il garda près de lui le verre et la bouteille de vinblanc résiné. Il alla au salon, ouvrit la porte du buffet et sortit une boîte à chaussure défraichie. Il la posa sur la table, me prit sur ses genoux et me dit en remplissant son verre :
- Maintenant, tu vas tout comprendre. Je suis sûr que tu es venu dans cette île de merde, pour ça. Pour tout comprendre. Pour que j'ouvre encore une fois cette boîte,
pour que je regarde en face, encore une fois avant de mourir, la faute, la grande faute de Yannis Pantapoulos.
Il ôta le couvercle de la boîte et sortit une à une les photos.
- Elle, c'est Irina. Elle était mignonne, gentille, mais je n'avais pas le béguin pour elle. Seulement mon père et son père ont tellement insisté que j'ai fini par faire plaisir. Elle ferait une bonne épouse. Irina, elle, était amoureuse de moi. Depuis qu'on était gosse, elle me tournait autour. Moi je préférai Sandra Ipatikos qui était d'Athènes et venait
passer les vacances chez sa grand-mère. Mais bon, dans ce temps là, chacun restait à sa place et les parents avaient leur mot à dire.
Il sortit d'autres photos et regarda la première en fronçant les sourcils parce que la fumée de sa cigarette le gênait :
- Notre mariage. Irina était plutôt jolie mais je ne le voyais pas vraiment. Ca c'est en sortant de l'église sur la place. Et puis la tablée devant le café. Le bal. Ca c'est Irina et Iorgos. Elle est tombée enceinte tout de suite et m'a donné un fils. Un beau petit gars costaud, regarde. Ca c'est au camping, la première année. Irina s'occupait de la cuisine. On proposait des petits déjeuners, des salades, des omelettes. Tiens, ça c'est elle en train de servir. Dans le prolongemant de la cuisine on avait installé des tables protégées du soleil par des canices. Ca, c'est elle et moi devant les sanitaires flambant neufs. Ca c'est nous trois, Irina, Iorgos et moi.
Il farfouilla dans la boite à chaussure et comme si ses doigts connaissaient par coeur la place de cette photo au milieu de toutes les autres, il sortit la photo en couleur d'une jeune fille rousse assise sur le muret du camping. Un turban de tissu assorti à
son maillot deux pièces retenait ses cheveux en arrière et dégageait son visage mutin et accrocheur. La pose était celle d'une fille qui est sûre de son charme. C'était Mameth.
- Elle m'a plu dès que je l'ai vue. Follement. Elle, je crois qu'elle voulait s'amuser. Elle était en vacances avec deux copines, elle était là pour passer un bon moment. On a
accroché tout de suite. J'étais jeune, comme elle, assez beau type. Irina, elle, était accaparée par Iorgos et le camping. A cette époque, elle avait perdu sa grand-mère et portait le deuil, comme toutes les femmes d'ici, quand un proche décède. Elle était vêtue de noir de la tête au pieds. Triste et appliquée. Mameth avec sa chevelure rousse, c'était de la pure lumière... Elle est restée au camping une dizaine de jours. J'allais la voir, sur la plage, et on parlait anglais. Elle me racontait Paris, la vie là bas. Elle me racontait d'où elle venait, que sa vie d'enfant et d'adolescente avait été compliquée. Elle n'était pas mariée. Elle suivait des cours aux Beaux-Arts. Bref, elle tissait sa toile autour de moi. Moi je disais juste que j'étais marié depuis un an et je m'en excusais. Quand ses copines ont décidé de quitter l'île pour en visiter d'autres, j'ai presque été soulagé de la voir partir. Je sentais que cette fille allait m'emporter trop loin. Mais elles sont revenues, deux semaines plus tard. Quelques jours, avant de prendre le bateau pour Athènes et rentrer en France.
C'était la fin du mois d'Aôut. Les premiers orages de fin d'été éclataient. Un soir, des trombes d'eau ont balayé la plage et les tentes. Je partis aider les campeurs et en
rentrant je vis arriver Mameth sur le chemin qui mène au village. Elle marchait nu pieds en tenant ses chaussures à la main. Elle titubait légèrement. Elle avait un peu trop bu. Je suis allée vers elle pour voirsi tout allait bien... Je me souviendrai toujours de son sourire, de ses dents comme des perles. Elle m'a pris la main et m'a attiré vers
elle. On est parti dans les dunes, derrière la plage... C'est quelques jours plus tard que l'enfer a commencé. Mais Mameth n'en sut jamais rien, elle était repartie et ne revint jamais.
La bouteille et le verre étaient vides. Le paquet de cigarettes aussi. Yannis se leva pour
sortir une cartouche du placard à vaisselle. Il déchira sans ménagement le papier et sortit un paquet neuf. J'étais sous son bras et il me tenait fermement comme un sac.
- Va savoir comment Irina a su... Elle m'a demandé si c'était vrai. Si j'avais fait l'amour avec cette étrangère... J'ai nié. Elle a insisté... J'ai nié. Elle hurla que si je devais la tromper tous les étés avec des putes étrangères et mentir comme un sâle type, elle s'en irait. Elle resta trois jours sans me parler. Et puis la nuit suivante, elle détacha la barque à moteur, y monta avec Iorgos et voulut sans doute rejoindre la presqu'île, en face, où habitaient ses parents. On ne les revit jamais plus vivants. On repêcha leurs corps deux jours plus tard, échoués dans la petite crique de Ipotéka. Iorgos était dans les bras d'Irina, retenu et ficelé par des algues.
Ici, personne n'avait pardonné à Yannis Pantapoulos. Pantapoulos avait quelquefois pensé partir, quitter l'île, le pays, et puis il s'était habitué au regard haineux, au silence. Il avait décidé de garder le camping, de revenir tous les étés sur les lieux de son crime, de payer.


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