" MARIE BATAILLE auteur littérature jeunesse, livres pour enfants, presse, roman feuilleton: ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 14

ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 14


Semaine 14

Tout le temps qu'on était resté devant la tombe d'Irina et de Iorgos Pantapoulos, Yannis m'avait gardé contre lui, entre sa chemise à demi déboutonnée et son tricot de corps. Son coeur cognait fort, exprimant sans doute ce que taisait sa bouche. J'étais maintenant un gros chat mais je me ratatinais contre son ventre, empêché de glisser par son ceinturon de cuir. Je compris ce jour là que quelque chose de terrible s'était passé dans la vie de Pantapoulos, plusieurs années auparavant.

Lorsqu'on rentra dans la maison aux meubles sombres et cirés qui composaient la cuisine, le salon et la chambre de mon maître, le Brigadier, Onassis et Patte Blanche attendaient devant la porte, allongés comme trois sphinx miniatures, sur le petit perron de l'entrée.
- Allez, bougonna Yannis, à l'omelette !
Les trois chats s'engouffrèrent rapido, à peine la porte entrebaillée. Ils ne firent pas attention à moi. Mon régime de faveur, mes escapades avec le maître, tout ça ne les chagrinait pas. Ce qu'ils voulaient c'est être servis les premiers au moment des repas. Pantapoulos tourna l'interrupteur pour allumer la lumière au dessus du plan de travail, pressa la télécommande de la télé et sortit des oeufs du frigo. Il toussait plus fort et plus longtemps que d'habitude. Le vent s'était levé et on entendait claquer quelques volets mal attachés. Il répéta machinalement :
- A l'omelette... Ce soir omelette !

Yannis fit sa petite cuisine avec des oignons frits, le lait et le lard, servit les trois chats dans leur gamelles. La mienne était une petite assiette à dessert ébréchée qui restait toujours vide. Elle était juste là pour le décorum. Je les regardais manger. Je devais attendre mon tour, sur les genoux de Yannis. J'aurais aimé avoir mon assiette comme
eux. J'avais toujours l'impression d'être à part, un chat de passage, pas vraiment de la maison. Ce qui était, sans doute, une flatterie du point de vue humain, me semblait être en fait, pour un chat, une insulte. Je n'étais ni au rang des hommes ni à celui des animaux. J'étais pour Yannis Pantapoulos un être du troisième type.
Des bruits et une dispute arrivèrent de la rue. Une mère enguirlandait son fils qui
avait trop bu. A cette heure ci, le café de la place était éclairé comme une salle de bal et les vieux s'y retrouvaient pour boire l'ouzo et jouer au backgamon. Les plus jeunes descendaient au port pour siffler des bouteilles de bière au bar l'Antiqua qui ouvrait en fin de journée.
Yannis n'allait jamais nulle part et personne ne frappait jamais à sa porte. Quand il croisait quelqu'un dans la rue, les yeux se baissaient et marmonait un bref bonjour ou bonsoir. Les gars qui travaillaient, l'été, avec lui au camping, étaient des albanais et des macédoniens. Personne de l'île ne le cotoyait, même pas pour le business.
Ce soir là, Yannis ne débarrassa pas la table et se contenta de pousser plus loin son assiette. Il garda près de lui le verre et la bouteille de vinblanc résiné. Il alla au salon, ouvrit la porte du buffet et sortit une boîte à chaussure défraichie. Il la posa sur la table, me prit sur ses genoux et me dit en remplissant son verre :
- Maintenant, tu vas tout comprendre. Je suis sûr que tu es venu dans cette île de merde, pour ça. Pour tout comprendre. Pour que j'ouvre encore une fois cette boîte,
pour que je regarde en face, encore une fois avant de mourir, la faute, la grande faute de Yannis Pantapoulos.
Il ôta le couvercle de la boîte et sortit une à une les photos.
- Elle, c'est Irina. Elle était mignonne, gentille, mais je n'avais pas le béguin pour elle. Seulement mon père et son père ont tellement insisté que j'ai fini par faire plaisir. Elle ferait une bonne épouse. Irina, elle, était amoureuse de moi. Depuis qu'on était gosse, elle me tournait autour. Moi je préférai Sandra Ipatikos qui était d'Athènes et venait
passer les vacances chez sa grand-mère. Mais bon, dans ce temps là, chacun restait à sa place et les parents avaient leur mot à dire.
Il sortit d'autres photos et regarda la première en fronçant les sourcils parce que la fumée de sa cigarette le gênait :
- Notre mariage. Irina était plutôt jolie mais je ne le voyais pas vraiment. Ca c'est en sortant de l'église sur la place. Et puis la tablée devant le café. Le bal. Ca c'est Irina et Iorgos. Elle est tombée enceinte tout de suite et m'a donné un fils. Un beau petit gars costaud, regarde. Ca c'est au camping, la première année. Irina s'occupait de la cuisine. On proposait des petits déjeuners, des salades, des omelettes. Tiens, ça c'est elle en train de servir. Dans le prolongemant de la cuisine on avait installé des tables protégées du soleil par des canices. Ca, c'est elle et moi devant les sanitaires flambant neufs. Ca c'est nous trois, Irina, Iorgos et moi.
Il farfouilla dans la boite à chaussure et comme si ses doigts connaissaient par coeur la place de cette photo au milieu de toutes les autres, il sortit la photo en couleur d'une jeune fille rousse assise sur le muret du camping. Un turban de tissu assorti à
son maillot deux pièces retenait ses cheveux en arrière et dégageait son visage mutin et accrocheur. La pose était celle d'une fille qui est sûre de son charme. C'était Mameth.
- Elle m'a plu dès que je l'ai vue. Follement. Elle, je crois qu'elle voulait s'amuser. Elle était en vacances avec deux copines, elle était là pour passer un bon moment. On a
accroché tout de suite. J'étais jeune, comme elle, assez beau type. Irina, elle, était accaparée par Iorgos et le camping. A cette époque, elle avait perdu sa grand-mère et portait le deuil, comme toutes les femmes d'ici, quand un proche décède. Elle était vêtue de noir de la tête au pieds. Triste et appliquée. Mameth avec sa chevelure rousse, c'était de la pure lumière... Elle est restée au camping une dizaine de jours. J'allais la voir, sur la plage, et on parlait anglais. Elle me racontait Paris, la vie là bas. Elle me racontait d'où elle venait, que sa vie d'enfant et d'adolescente avait été compliquée. Elle n'était pas mariée. Elle suivait des cours aux Beaux-Arts. Bref, elle tissait sa toile autour de moi. Moi je disais juste que j'étais marié depuis un an et je m'en excusais. Quand ses copines ont décidé de quitter l'île pour en visiter d'autres, j'ai presque été soulagé de la voir partir. Je sentais que cette fille allait m'emporter trop loin. Mais elles sont revenues, deux semaines plus tard. Quelques jours, avant de prendre le bateau pour Athènes et rentrer en France.
C'était la fin du mois d'Aôut. Les premiers orages de fin d'été éclataient. Un soir, des trombes d'eau ont balayé la plage et les tentes. Je partis aider les campeurs et en
rentrant je vis arriver Mameth sur le chemin qui mène au village. Elle marchait nu pieds en tenant ses chaussures à la main. Elle titubait légèrement. Elle avait un peu trop bu. Je suis allée vers elle pour voirsi tout allait bien... Je me souviendrai toujours de son sourire, de ses dents comme des perles. Elle m'a pris la main et m'a attiré vers
elle. On est parti dans les dunes, derrière la plage... C'est quelques jours plus tard que l'enfer a commencé. Mais Mameth n'en sut jamais rien, elle était repartie et ne revint jamais.
La bouteille et le verre étaient vides. Le paquet de cigarettes aussi. Yannis se leva pour
sortir une cartouche du placard à vaisselle. Il déchira sans ménagement le papier et sortit un paquet neuf. J'étais sous son bras et il me tenait fermement comme un sac.
- Va savoir comment Irina a su... Elle m'a demandé si c'était vrai. Si j'avais fait l'amour avec cette étrangère... J'ai nié. Elle a insisté... J'ai nié. Elle hurla que si je devais la tromper tous les étés avec des putes étrangères et mentir comme un sâle type, elle s'en irait. Elle resta trois jours sans me parler. Et puis la nuit suivante, elle détacha la barque à moteur, y monta avec Iorgos et voulut sans doute rejoindre la presqu'île, en face, où habitaient ses parents. On ne les revit jamais plus vivants. On repêcha leurs corps deux jours plus tard, échoués dans la petite crique de Ipotéka. Iorgos était dans les bras d'Irina, retenu et ficelé par des algues.
Ici, personne n'avait pardonné à Yannis Pantapoulos. Pantapoulos avait quelquefois pensé partir, quitter l'île, le pays, et puis il s'était habitué au regard haineux, au silence. Il avait décidé de garder le camping, de revenir tous les étés sur les lieux de son crime, de payer.


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